- DIDACTIQUE - La pédagogie des mathématiques
- DIDACTIQUE - La pédagogie des mathématiquesPar-delà les polémiques auxquelles elles donnent lieu, les réformes qui sont intervenues depuis le milieu ou la fin de la décennie soixante dans l’enseignement – celui de la grammaire et des mathématiques, notamment – se présentaient moins comme un simple changement du contenu traditionnel de tel ou tel champ pédagogique que comme un renouvellement axiologique ou épistémologique fondé sur une plus exacte connaissance des modes d’assimilation et d’organisation de l’intelligence et sur une définition mieux réfléchie des finalités de l’activité rationnelle et de la culture elle-même. Parce qu’elle repose, plus radicalement et plus largement que d’autres, sur de tels choix, la réforme des enseignements mathématiques revêt, par ses tenants et ses aboutissants, une importance exemplaire en matière de didactique et de pédagogie.La réforme proposée en 1967-1968 a connu bien des déboires, engendré bien des déceptions. Mais, en vérité, le projet initial, qui se présentait comme fondamentalement évolutif, avait été, dès sa mise en œuvre officielle, figé par la bureaucratie des programmes (qui terrorise et sécurise en même temps l’enseignant!); et, la routine aidant ou les insuffisances de la formation initiale et continue des maîtres, il avait substitué simplement une nouvelle scolastique à l’ancienne. On changeait le catalogue et le lexique, on décrétait (en géométrie notamment) des oukazes axiomatiques et l’on sollicitait une fois de plus le verbalisme au lieu de la manipulation, la rigueur «disciplinaire» au lieu de l’imagination disciplinée. On voulait une mathématique vivante, et on ne faisait qu’une mathématique «à la mode», donc vite démodée.L’auteur de cet article n’a pas vraiment renoncé aux thèmes qu’il défendait dans l’édition de 1971. L’évolution des intérêts mathématiciens et celle des technologies (de la calculette aux idées de René Thom, en passant par les recherches d’intelligence artificielle sur les systèmes-experts, en particulier) le confortent dans cette conviction. À chacun sa chimère.Les idées réformatrices de 1968 n’étaient profondes que dans la mesure où elles entendaient changer non pas des listes de notions, mais le rapport même de l’apprenti au savoir et à la pratique mathématique. Voulue d’abord par des praticiens (l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public) et non par le Collège de France, cette réforme prenait position à la fois sur les finalités de l’enseignement mathématique, sur les méthodes didactiques et sur l’institution. Que ces choix aient convergé avec une certaine épistémologie et avec une certaine psychologie de la connaissance, cela n’est sans doute pas un événement fortuit, un accident de l’histoire. On s’attachera ici à en montrer la cohésion.Le présent et le projetPeut-être convient-il de rappeler d’abord aux défenseurs de la tradition, comme aux profanes qui prédisent les pires mécomptes, que le bilan du passé était fort peu glorieux: ces enfants, dont on craint que désormais ils ne sachent plus compter, ou qu’ils n’éprouvent des difficultés exorbitantes à comprendre les notions dites «modernes», savaient-ils vraiment compter naguère? Assimilaient-ils sans effort et dans la joie les cas d’égalité des triangles et les pseudo-démonstrations des deux premiers au moins? Qu’on interroge donc les maîtres et qu’on regarde aux copies d’examens: combien d’écoliers manient-ils correctement la règle de trois au sortir de l’école primaire? la composition des «fractions» dans un problème de vitesses? Combien de bacheliers sont-ils capables de construire une démonstration qui ne soit pas la simple reproduction d’une déduction canonique telle qu’elle figure dans la «question de cours»? C’est une contre-vérité que d’opposer à un avenir périlleux un passé au succès contesté. À prosaïquement parler, il est douteux d’ailleurs que les pouvoirs publics eussent prêté l’oreille aux réformateurs si, socialement et intellectuellement, la tradition avait fourni les satisfactions attendues.Pareillement, les arguments opposant à la gratuité des algèbres l’utilité pratique des enseignements classiques peuvent se récuser assez facilement. Le «corps des rationnels» n’est pas une chimère distinguée propre à fournir aux initiés les joies pures de la contemplation esthétique: c’est la structure la plus ordinaire de l’espace de calcul dans lequel travaille depuis toujours l’écolier, qui est requis d’ajouter et de multiplier les nombres et les «fractions». L’«espace vectoriel à n dimensions» n’a d’effrayant que son nom: la plus élémentaire procédure pratique de gestion de stocks, par exemple, s’y inscrit. En retour, que les défenseurs de l’utilité euclidienne veuillent bien dire en quel lieu de la physique ou de la technologie s’emploient le «cercle des neuf points», la «droite de Simpson», et tant d’autres espèces du bestiaire mathématique qui ont longtemps eu leur place dans les programmes non seulement de l’agrégation, mais du lycée? Il faut clore cette polémique absurde: le programme classique n’était en vérité ni plus ni moins «abstrait», ni plus ni moins «pratique» que ceux d’aujourd’hui.Reste à justifier pourtant le privilège incontestablement accordé à l’algèbre dans la mathématique nouvelle. On fera d’abord une remarque lexicologique: par «algèbre», il faut entendre ici non pas certaines procédures particulières applicables à des objets bien déterminés – comme c’était le cas dans l’ancienne nomenclature des chaires ou des manuels –, et pas davantage les seules «structures algébriques» que Bourbaki distinguait des structures d’ordre et des structures topologiques. Au niveau où se place ce débat, l’algèbre ne désigne rien d’autre que l’organisation (ou les organisations) des règles opératoires les plus générales, valides indépendamment des objets particuliers sur lesquels elles peuvent légitimement opérer, et qui constituent comme telles le cadre universel d’une famille indéfinie de calculs effectifs. On y inclura, bien entendu, l’analyse. En choisissant donc de privilégier l’algèbre, les réformateurs n’ont pas voulu, à tort ou à raison, privilégier une province mathématique, mais centrer l’apprentissage mathématique sur la maîtrise du code le plus général de la pensée rationnelle. Au lieu d’un recueil de recettes, de lois régionales, de «curiosités», la construction progressive de la législation elle-même: voilà, pour les contenus, le sens ou le projet de la «révolution». On n’a pas détrôné Euclide pour mettre au pouvoir Bourbaki. On a voulu substituer l’enseignement de la géographie à l’exploration du guide Michelin.Trois questions se posent alors, distinctes mais très étroitement liées: pourquoi? quelles conséquences didactiques? et dans quelles conditions de réalisation?L’algèbre, pour quoi faire?À la question «pour quoi?», on s’abstiendra de répondre par des arguments «mathématiques», c’est-à-dire par des arguments de mathématiciens. Si respectables, en effet, et si importantes que soient les opinions des spécialistes, ce serait une très discutable pétition de principe que de déterminer l’enseignement des disciplines sur le statut que ces disciplines possèdent ou ont pris dans la corporation scientifique: ce serait assigner pour but à l’enseignement la simple transmission ou imposition des modèles déjà faits, d’une certaine pensée adulte, historiquement et professionnellement marquée. L’argument selon lequel il vaut mieux enseigner les mathématiques d’aujourd’hui que celles d’avant-hier – argument qui est pourtant le moins discuté dans les polémiques courantes – est en fait le plus précaire et, paradoxalement, celui qu’on pourrait le plus aisément réfuter pour toutes sortes de raisons, psychologiques, culturelles, sociales, par exemple. Aussi ne retiendra-t-on ici que deux sortes de plaidoyers.Le premier est social. En substituant les structures aux recettes, les algorithmes généraux aux pratiques locales, on change moins d’«objets» mathématiques que d’objectifs intellectuels. Exactement comme si, au lieu d’enseigner des techniques professionnelles, on décidait d’enseigner la technologie, ou mieux (risquons cette formule pompeuse et périlleuse) comme si on décidait que la mathématique à apprendre devait être non un métier, mais une culture. Pourquoi une culture? Et pourquoi ce changement? Tout simplement parce que, à mesure que l’école se développe, sa fonction normale est d’ouvrir le plus largement possible le champ de l’avenir professionnel, et non plus de seulement pourvoir les emplois actuellement disponibles. Et parce qu’il n’est même pas nécessaire de se référer à un humanisme pathétique: l’évidence triviale de l’évolution rapide, et souvent imprévisible, des techniques et des rôles sociaux recommande à l’école de se lier le moins possible au court terme, et d’assurer davantage les capacités de changement que l’adaptation rigide à un très provisoire et très habile «état actuel» du savoir ou du marché. À ceux qui s’inquiètent de voir la mathématique nouvelle tarir le recrutement ou limiter l’efficacité des ingénieurs, il faudrait peut-être demander pourquoi les ingénieurs d’aujourd’hui sont tellement menacés par le spectre de ce qu’on pourrait appeler, par antiphrase, la «retraite à quarante ans». L’enseignement de la généralité algébrique n’est donc pas justifié comme le luxe, que pourrait s’offrir une société riche, d’une fuite vers la spéculation et le jeu, mais, au contraire, comme le souci très pratique d’assurer les bases de toute spécialisation ultérieure; celles-ci devraient permettre, à moindres frais pour le sujet, l’appropriation des techniques effectives à mesure de leur évolution, le transfert à divers champs d’application ou d’investigation, et plus encore la possibilité d’en inventer de nouvelles. La mathématique «abstraite» est une mathématique «utile». Comme un physicien pourrait souhaiter que l’école enseigne la méthode expérimentale et pas seulement les lois de la mécanique de Newton, le mathématicien peut souhaiter que la mathématique enseignée soit davantage la technologie de la pensée que la technologie de la triangulation (si utile soit-elle au géomètre expert ou au militaire), à laquelle on adjoindrait celle de la représentation projective (si utile pourtant au dessinateur industriel), celle du calcul des intérêts composés (si utile pourtant au citoyen de 1887 et, encore aujourd’hui, à l’employé de banque), et ainsi de suite.L’activité mathématisantePsychologique, et conséquemment épistémologique, un second plaidoyer, en donnant raison de ces options, va les lier à des choix didactiques sans lesquels elles perdraient leur signification véritable. L’étude du développement naturel de la pensée rationnelle montre que les actions du bébé, d’abord, les représentations intuitives et les concepts, ensuite, s’organisent en systèmes «opératoires» dont le progrès se fait dans le sens non seulement d’une extension croissante, mais surtout d’une intégration hiérarchique. Ce ne sont pas simplement des ajouts successifs qui enrichissent la connaissance, mais de véritables réorganisations; elles sont sans doute déterminées par toutes sortes de facteurs (biologiques, empiriques, sociaux, notamment), mais elles ne consistent aucunement à s’approprier des structures toutes faites, directement lisibles dans le monde physique ou dans les messages magistraux; les décalages entre les savoirs appris et les capacités opératoires réelles des enfants sont monnaie courante pour le psychologue, et ils vont dans les deux sens: tantôt l’école exige que l’enfant raisonne au-dessus de ses moyens (et elle ne peut alors que lui imposer des routines), tantôt – les pédagogues eux-mêmes l’ont souligné à maintes reprises – en contraignant sa liberté d’action et d’expression, elle se prive d’exploiter les possibilités d’assimilation et d’organisation notionnelle qui se manifesteraient en marge de la sacro-sainte hiérarchie des programmes officiels, avec les paliers obligés que renforcent les systèmes d’enseignement collectif et d’examens. Tandis que l’écolier est enfermé dans le manuel et le discours magistral, l’intelligence fait régulièrement l’école buissonnière aux jardins de la connaissance. Si on ne lui donne pas le temps et l’occasion de faire son bilan, de «se ranger et circonscrire», de prendre elle-même conscience de ses règles internes de fonctionnement, donc de «se réfléchir», elle se gaspille à grappiller.Cet argument n’a rien de neuf. Mais il prend pour l’apprentissage mathématique un relief tout particulier, si toutefois l’on admet que cet apprentissage doit contribuer d’abord à la formation de la raison. Fille de la cité sans doute, la raison est déjà dans le sujet, dans ses actions sur le monde extérieur et dans ses interactions sociales; la mathématique est dans l’enfant avant d’être dans les manuels. Il est donc clair que, si la réforme devait se borner à substituer certains savoirs à d’autres, si – comme c’est malheureusement le cas parfois – elle revenait à enseigner les propriétés des anneaux ou des relations d’ordre, comme on imposait hier celles des nombres décimaux et des triangles semblables, alors elle ne serait assurément qu’une coûteuse et vaine mise à jour. Et ce n’est pas cela que les réformateurs ont voulu. Ce qui est vraiment nouveau dans la mathématique nouvelle, ce n’est pas l’apparition d’objets inédits, mais l’accent mis sur la construction plus que sur le déjà-construit, et la didactique mathématique ne sera une didactique nouvelle que si elle est une didactique de la mathématisation. On demandera donc que l’enfant construise ses propres outils de pensée, non par l’imitation des modèles savants et canoniques, mais par la prise de conscience, la formulation et, bien sûr aussi, le réajustement de la coordination de ses propres actions, physiques ou mentales. Il y a, pensons-nous, une compatibilité totale entre l’histoire même de la construction mathématique et l’histoire naturelle de l’intelligence, entre l’activité du mathématicien et celle du sujet: si énormes soient-elles, les différences ne sont que de niveau.On peut naturellement rejeter ce présupposé; qu’on enseigne, en ce cas, la mathématique comme on enseignerait le Code civil, ou, pire, comme le solfège sans jamais faire entendre ou émettre un son: on formera des scribes. Si l’on prend au contraire au sérieux l’analyse esquissée ci-dessus, l’objet de l’enseignement mathématique devient l’éducation de l’activité mathématisante, qui est une des fonctions les plus naturelles de l’esprit. Et, dès lors, comme le dit excellemment L. Legrand: «Les méthodes actives ne sont plus des procédés pédagogiques: elles deviennent la voie obligée d’un accès à la mathématique et sont la mathématique elle-même se faisant.» L’esprit de la réforme est bien là; l’important est de bien comprendre que l’option algébriste et l’option «pédagogie active» ne sont que les deux faces d’un même choix épistémologique, auquel la psychologie cognitive peut apporter sa caution et ses conseils, mais jamais sa juridiction prescriptive. Même J.-J. Rousseau reconnaissait que tout enseignement est volontariste.Deux sortes de conséquences didactiques s’ensuivent, qui expriment l’une et l’autre ce qu’est, pour l’adulte comme pour l’enfant, cette démarche de mathématisation. La première est que toute mathématique est modèle de quelque chose, mise en forme de quelque activité, et qu’il faut donc partir de situations problèmes dont la mathématique n’est pas la clé, mais la représentation rationnelle. Désigner et décrire d’abord, classer et transformer ensuite, selon certaines règles et en vue de certains buts, sont déjà des activités mathématiques, si, une fois les but atteints, on s’arrête à considérer les raisons du succès, et à abstraire non pas les propriétés qualitatives du matériel employé, mais celles des coordinations d’actions ou d’énoncés qui se sont révélées acceptables. L’exemple n’est donc plus l’«application», c’est-à-dire en fait l’illustration exemplaire (mais particulière) de la règle: il en est la source, non par son exemplarité, mais par la manipulation à laquelle il a donné lieu. L’enseignement mathématique commence donc à la création de situations mathématisables, et l’on aurait tort de penser que ces situations sont d’emblée fournies par certains matériels, dûment construits à cet effet, si ingénieux soient-ils. Qu’on se serve de «blocs logiques», de «balances arithmétiques», voire d’ordinateurs, la mathématique n’est jamais dans les choses ou dans les machines, mais dans ce que le sujet en fait. Motrice ou mentale, l’activité est le texte, et non le prétexte, de la leçon.Mais il ne suffit pas qu’elle respecte les règles mathématiques pour constituer ipso facto des connaissances mathématiques. Encore faut-il que la syntaxe en soit explicitement dégagée. La deuxième étape de la construction mathématique est alors dans la mise au point d’un langage, qui n’est pas la paraphrase de l’action mais la représentation le plus économique et le plus générale possible du programme opératoire employé. Il est probable que l’erreur la plus grave de l’enseignement, et qui est en tout cas une source évidente de confusion, a été de traiter les formules opératoires comme des sténographies du discours parlé, à mi-chemin entre l’activité concrète (mais ici évacuée) et le langage formel (mais ici non institué). Toute la mathématique tient peut-être dans la compréhension des correspondances entre les deux registres, et dans la prise de conscience des identités de structures, au lieu des pseudo-synonymes tirés d’un lexique verbal.Créer un «environnement mathématique», comme dit Z. P. Dienes, ou, selon la boutade de S. Papert, une «mathématerre» où l’enfant apprendrait la mathématique aussi naturellement qu’il apprendrait en Angleterre l’anglais, cela constitue donc la condition nécessaire mais non suffisante d’une pédagogie mathématique: les deux auteurs cités n’en disconviendront pas. Encore faut-il que la manipulation se double d’un langage, au sens abstrait du mot, c’est-à-dire d’un jeu d’écritures motivées qui en donnent raison et ne se bornent pas à la résumer ou à la commenter. Quantité d’expériences effectivement réalisées montrent que, dès l’école élémentaire, les enfants sont capables, quand on les met en devoir de le faire à des fins de communication, de représenter des suites d’actions par des organigrammes, puis de traiter ceux-ci comme des algorithmes, les signes de la représentation faisant alors office de variables et résumant non pas le problème traité, mais une classe de problèmes de même espèce. Un tel concept est alors, et alors seulement, concept mathématique. La réforme attache moins d’importance aux concepts reçus qu’à cette conceptualisation, et les progressions y devraient être définies non par la succession des articles du programme, mais par les instances de cette mathématisation «en hélice», les objets mathématiques construits à partir d’un certain matériel devenant le matériel d’une construction ultérieure, instituant de nouveaux objets, et ainsi de suite.De la didactique à l’institutionPour qu’un tel projet pédagogique soit autre chose qu’un ensemble de vœux pieux, une utopie supplémentaire, on ne saurait se borner à fixer des programmes, assortis de quelques recommandations faisant appel à l’inépuisable initiative des maîtres, et de quelques publications pour communiquer les expériences et les idées. La nature même de l’activité didactique impliquée par la réforme suppose plus qu’une formation adéquate et un recyclage immédiat, plus aussi que la création – vieille manie française – de quelques classes ou établissements pilotes fonctionnant comme laboratoires ou comme champs bien circonscrits de l’innovation.Le troisième aspect de la réforme, le plus important sans doute, le plus difficile à réaliser, sera d’assurer à la rénovation des bases et garanties institutionnelles, dont la fonction serait double: faire que le renouveau soit non pas une mise à jour, mais une œuvre collective et permanente; donner aux maîtres l’occasion de poursuivre leur propre éducation mathématique, non pas en marge ni en plus de leur activité professionnelle, mais dans le cadre même de cette activité. Prise au sérieux, cette double exigence devrait aboutir à modifier assez sensiblement le profil du métier d’«enseigneur», son statut intellectuel et social.Insistons d’abord sur l’idée que l’aspect visible de la réforme constitue un état très provisoire, très conjoncturel si l’on veut, du projet mis en chantier. Cela vaut pour l’élève comme pour l’enseignant. À ce dernier, on a proposé ou imposé – et souvent, il est vrai, dans des conditions très précaires et très regrettables – un recyclage hâtif et dogmatique qui a pu laisser croire parfois qu’on avait simplement changé la table des matières. À l’élève, directement ou par ricochet, on a imposé des ruptures soudaines, des changements de style ou d’activités, bien acceptés parfois (ne serait-ce que pour l’attrait de la nouveauté), mais parfois aussi sources de difficultés supplémentaires.Rançon d’un changement qu’on a voulu rapide parce qu’on l’a jugé urgent, et qui s’est affronté d’un coup au poids des habitudes, celles des parents ne pesant pas moins lourd que celles des maîtres et des enfants.Mais, dans leur déclaration d’intentions, les réformateurs ont clairement dit qu’ils entendaient être les initiateurs, et non les auteurs, d’un système qui devrait évoluer de façon continue, et dont la création incombe à la pratique pédagogique de tous, et non pas aux seuls spécialistes et à quelques innovateurs pratiquant une recherche de pointe sur quelques terrains privilégiés d’enseignement. «Programmes» et méthodes devront évoluer à mesure de leur pratique: on aura compris qu’il ne s’agit plus d’ajuster l’enseignement à des contenus qu’on réviserait tous les dix ou vingt ans, au vu des progrès de la science qui se feraient ailleurs. L’école est le lieu de la science autant que l’université. La recherche pédagogique est la pédagogie elle-même. L’enseignement mathématique est un objet, et non un simple véhicule de la recherche mathématique, si l’on inclut dans celle-ci la réflexion épistémologique que toute science exige aujourd’hui pour progresser.En 1983-1984, le ministère de l’Éducation nationale a pris une judicieuse initiative: créer une commission permanente de réflexion sur l’enseignement des mathématiques (Coprem) dont l’originalité est, justement, d’être permanente, c’est-à-dire d’assurer, une fois définis les objectifs et éléments de programme, le suivi de leur mise à l’épreuve, la coordination des recherches fondamentales ou appliquées, l’évaluation des initiatives décentralisées que le système aujourd’hui recommande. La Coprem n’en est, pour l’instant, qu’à ses débuts (elle n’a pas encore vraiment trouvé son style et sa méthode) et elle s’est occupée d’abord à répondre, fût-ce par bricolage, à quelques urgences («le baccalauréat, vous dis-je, le baccalauréat!»). Mais, si elle parvient à se situer sans trop d’artifices dans le labyrinthe complexe des instances (l’académie, l’inspection, les organismes variés dits de «recherche» et les commissions de toutes sortes...) et des corporations, elle pourrait, elle devrait aboutir à transformer le paysage didactique d’une discipline, si pure et si parfaite, à coup sûr, que, plus que toute autre, elle encourage trop volontiers le platonisme épistémologique et... le ne varietur professionnel.Pour ce qui est alors de l’institution elle-même, il ne faut pas séparer de la réforme française ce premier pas, insuffisant encore mais capital, qu’a représenté la création des instituts de recherche pour l’enseignement mathématique (I.R.E.M.) auprès de chaque unité universitaire. L’originalité des I.R.E.M. est double: en premier lieu, ils ont pour fonction de décloisonner les divers ordres d’enseignement; en second lieu, d’associer de façon permanente la culture mathématique de l’enseignant, son activité enseignante et la recherche pédagogique sur le terrain.Ce propos vaut qu’on s’y arrête, parce qu’il est peut-être le moins connu, mais constitue pourtant l’aspect le plus radical de la réforme et le gage le plus sûr de sa pérennité et de son succès. L’idée de base est que l’enseignement mathématique ne sera plus la monnaie du savoir établi, qu’il est lui-même une activité mathématique. Socialement parlant, cela revient à dire que les enseignants participeront à l’activité mathématique de la collectivité, au lieu d’en seulement reproduire et diffuser les produits; vue par l’autre bout, cette idée conduit à abolir la frontière entre l’enseignement et la recherche comme celle qui, traditionnellement, distingue le savoir et les procédés de sa communication. Si l’on a souhaité qu’à l’I.R.E.M. l’instituteur rencontre le professeur de faculté, ce n’est pas essentiellement pour que celui-ci instruise celui-là, qui en retour lui communiquerait son expérience pour solliciter ses conseils, mais pour qu’ensemble ils se penchent sur ce qui devrait être le premier objet de la réflexion mathématique: l’activité mathématique du sujet réel. On postule ainsi, ô scandale! que la mathématique est une science du concret, parce que l’abstraction est une démarche concrète de l’esprit, et qu’à ce titre elle est peut-être la première des sciences humaines.Quand, il y a déjà assez longtemps, l’Association des professeurs de mathématiques (qui est un organisme corporatif de praticiens, et non pas une académie scientifique ou un parti) lançait le slogan: «De la maternelle à l’université», elle entendait tout à la fois affirmer l’unité de la mathématique et l’unité de la corporation. Tous les enfants ont droit à la mathématique; tous les maîtres doivent contribuer à part égale à l’édification de cette compétence. En d’autres circonstances, ces propos, réduits à une phraséologie pédagogique, eussent paru anodins. On a vu cependant qu’ils associaient indissolublement une demande didactique et une revendication sociale, qu’on y liait le sort des maître à celui des élèves, et qu’à ce double titre les murs de la classe pouvaient être remis en question. De quoi l’institution a-t-elle peur?
Encyclopédie Universelle. 2012.